Les Chalutiers classiques - 1962 à 1972

 

Filage et Virage du Chalut

 Travail du Poisson

 

Travail du poisson

 

             Voici, sur le pont d’un «chalutier classique», l’amoncellement de poissons que l’on vient d’y déverser. Le tas se trouve à tribord, grouillant et oscillant au roulis.

             Pendant que le chalut est remis à la mer, des hommes armés de longues piques, trient les poissons. On rejette à l’eau tout ce qui n’est pas salable ou immédiatement comestible. On considère comme salables la morue et le flétan. Quant à ceux qui sont immédiatement comestibles, il est difficile de les définir ; cela dépend de la pêche des jours précédents, de l’appétit de l’équipage, de ses goûts; parfois, on garde quelques «balais» par exemple. Mais, au Groenland, le saumon a toujours des amateurs. 

 

 

               Une fois tout cela éliminé, il reste les morues. On les projette, par le même procédé, dans les parcs situés un peu plus près du milieu du bateau et où se tiennent les piqueurs. Si la pêche ne donne pas beaucoup, on l’abandonne ainsi, pendant une bonne heure. Il est en effet préférable que la morue meure et saigne un peu. On n’a pas, au bout des arêtes tranchées, de petites gouttes de sang qui nuisent légèrement à la conservation et au goût du poisson conservé. Si l’on n’a pas le temps, on passe sur ce petit détail et l’on tranche tout de suite.  Dans les parcs se tient la ligne des piqueurs (les Malouins disent piqueurs ; les Fécampois disent ébreuyeurs, je précise bien, car certains auteurs l’écrivent ébrayeur, d’autres ebreyeur, ou ébreuilleur … alors …). Les piqueurs, donc, sont debout côte à côte face à bâbord. Devant eux court une grosse poutre de bois, à peu près à la hauteur du ventre ; elle est ornée, de leur côté, de grosses pointes acérées, un peu oblique vers le haut, et, de l’autre côté, d’une gouttière où coule sans cesse, de l’avant à l’arrière, de l’eau de mer.

             D’un geste précis, ils ramassent une morue de la main gauche et la fiche par la nuque (je ne sais pas si j’ai le droit de parler de la nuque d’un poisson, mais je pense être compris, et c’est cela qui importe) à une des pointes. Ils tiennent de la main droite un couteau bien aiguisé ; de deux coups en croix, ils tranchent la gorge, en travers, à l’animal et lui ouvrent le ventre en long. Ils attrapent alors, de la main gauche, les intestins. le foie, etc., et les coupent d’un geste précis. En même temps qu’ils jettent l’intérieur du poisson dans la gouttière d’eau courante, d’un coup de poignet ils font basculer par-dessus celle-ci la morue, et la suivante est déjà piquée à son clou.

              Il faut regarder avec soin pour analyser les mouvements des piqueurs, car ils travaillent avec une précision et une rapidité stupéfiantes.

             A ce point de la «chaîne» de travail, la morue est divisée en deux parties : le corps et les intestins. Voyons d’abord ceux-ci. Entraînés par le courant d’eau de mer, ils s’en vont tomber dans un panier rudimentaire, constitué par un cerceau tenant ouvert un filet. un homme les prend et arrache le foie d’une main ferme. Le fois est mis de côté, dans des mannes, destinées à la gogote, où nous les retrouverons. Le reste est négligemment jeté sur le pont.

 

 

  

 

              Suivons maintenant le corps de la morue. Il est la proie des décolleurs. Ceux-ci sont debout, en face de planches transversales posées de champ. La hanche gauche appuyée à cette planche, ils saisissent le poisson, lui posent la nuque (encore !) sur le bois et, en deux coups de couteau, lui coupent la tête. C’est la «décollation» du Moyen Age qui a donné son nom à des professionnels. Ils coupent «en pointe» de façon à perdre le minimum de la chair de la tête. En regardant les morues salées dans les marchés, vous distinguerez la trace de ces deux coups de couteau et vous jugerez la quantité appréciable de poisson qu’on évite ainsi de perdre. Simultanément, les décolleurs font glisser le corps du poisson sur une table horizontale, un peu plus à bâbord pendant que la tête prend son vol, passe avec précision par-dessus celles des trancheurs et des laveurs et vient tomber à bâbord contre la lisse. Parfois même l’impulsion donnée la fait continuer jusqu’à la mer. 

 

 

             Voici maintenant les vrais professionnels du travail du poisson : les trancheurs. Debout devant une table horizontale, face à bâbord comme les autres, ils sont armés d’un couteau tranchant comme un rasoir. Ils saisissent la morue et la posent à plat devant eux, la queue le plus loin. D’un coup sec qui rappelle le revers d’un joueur de ping-pong, ils achèvent de la couper jusqu’à la naissance de la queue. Puis une entaille longitudinale coupe toutes les arêtes du côté gauche du poisson au ras de l’épine dorsale. Un autre coup en travers et celle-ci est elle-même tranchée net au ras de la queue. De la main gauche, le trancheur la saisit et l’arrache, facilitant le mouvement en coupant au fur et à mesure les arêtes et la chair du côté droit. De la main gauche, il jette l’épine dorsale sur le pont, tandis que de la droite il fait glisser le poisson dans le bac de lavage.

            Au suivant.

            C’est long à décrire, mais très rapide à faire. On voit les mains du trancheur s’agiter très lestement, le couteau passe au ras des doigts. On s’attend à tout moment à en voir des morceaux voltiger en l’air. Mais non, le mouvement continue, précis et rapide, malgré le roulis et le tangage ; en quelques secondes à peine, l’opération est terminée.

            J’ai demandé par quel apprentissage on formait ces spécialistes. Aucun, ils se forment eux mêmes. Quand la pêche est médiocre, qu’il y a des loisirs, un mousse ou un piqueur se met devant une table à trancher et commence à travailler avec lenteur et gaucherie d’abord, puis de plus en plus vite. Un jour où un des trancheurs est malade, ou bien la pêche est très bonne, il est mis à l’essai, à cette place. Il s’y tient bien, le voilà consacré. La campagne suivante, sur ce même bateau, s’il y a une vacance, ou sur un autre, c’est à ce titre qu’il sera engagé, avec l’augmentation substantielle de «parts» de pêche que cela comporte.

            C’est en général le travail des trancheurs qui constitue le goulot d’étranglement de la chaîne du poisson, en période de «piaule» c'est-à-dire de bonne pêche. Il est important qu’ils aillent vite. Il faut plusieurs piqueurs pour alimenter un trancheur. Tant qu’il tient, cela marche. S’il est fatigué, le rendement tout entier diminue. C’est dire la considération qui s’attache à un bon trancheur.

 

 

 

             Voila la morue aplatie, dans un bac où coule sans cesse de l’eau de mer. Sur les chalutiers modernes, cette eau est réchauffée de manière que les laveurs puissent sans trop de peine y garder les mains à longueur de journée. Ce sont les plus jeunes du bord, mousses ou novices. Ils sont armés d’un petit couteau spécial curieusement appelé «couteau à énocter» et grattent les traces de sang qui peuvent rester, achevant de nettoyer la chair. Le poisson, maintenant net et plat, est jeté dans de grands paniers en fer ou en vannerie et traîné sur le pont jusqu’à une ouverture qui donne directement sur la cale.

 

 
 

             Un homme l’Affaleur «affale» dans celle-ci de façon continue. C’est une besogne qui ne demande pas beaucoup de talent ni d’intellectualité et n’importe qui peut la remplir. C’est le b, a, ba des Terre-Neuvas.

  

 

             La cale est le repaire du chef saleur et de ses aides. C’est un personnage important qui règne sur la conservation  du poisson. Son spectre est une petite pelle en bois.

             Au départ, la cale est à peu près pleine de sel. On y creuse des tranchées transversales et, au fur à mesure qu’une morue arrive, elle est frottée de ce sel, posée sur la précédente en alternant les queues, tantôt sur l’avant, tantôt sur l’arrière, et l’on recouvre, d’un geste précis de la pelle, d’une petite quantité de sel. C’est précisément cette petite quantité de sel qui est le point crucial de l’opération : si l’on en met trop, la morue sèche et brûle : si l’on en met trop peu, elle ne se conserve pas. Le chef saleur doit donc décider d’abord de la quantité à mettre. Cela dépend avant tout de la qualité de celui ci. Les sels sont très différents, du point de vue de la conservation, suivant leur origine. Il n’est pas question d’analyses chimiques bien entendu. C’est au jugé que le saleur apprécie, et il est rare qu’il se trompe. Quand il a pris sa décision, il ne lui reste plus qu’à la réaliser, toujours au jugé, ce qui n’est pas facile.

             La tradition dit qu’un bon saleur, s’il prend deux pelletées de sel et les jette dans les deux plateaux d’une balance, maintient le fléau droit. Je ne les ai pas vu faire, personnellement, mais on m’a assuré que c’était une performance courante. Essayez.

            

             Voilà la morue en cale. Elle y restera jusqu’à l’arrivée en France. Là, elle passera entre les mains des sécheurs.

 

 

 

             Suivons maintenant un autre circuit ; les foies ont été mis à part, dans des paniers. On les porte à la gogote, l’usine à faire l’huile de foie de morue. Elle se trouve, sur les chalutiers, à l’arrière.

             C’est le domaine de deux personnes seulement, car il est rare d’y voir pénétrer les autres membres de l’équipage. La première est le gogotier, qui a la charge de cette petite usine, la deuxième est le chef mécanicien. Il est en effet directement intéressé à la production d’huile de foie de morue et s’occupe activement de cette question.

              Sur les voiliers, autrefois, on employait un procédé bien simple : on laissait les foies en tas se désagréger lentement et suer leur huile. On obtenait ainsi un liquide assez foncé, d’odeur forte, et plus épais que celui qui sort des appareils modernes. Somme toute, un produit peu encourageant d’aspect.

             Maintenant, il y a deux techniques : l’extraction par la chaleur, étant entendu que cette chaleur doit être assez douce pour le pas détruire les vitamines, et le broyage suivi de centrifugation.

            L’engouement dont les vitamines ont été l’objet avait fait préférer le deuxième procédé ; il semble que l’on ait maintenant tendance à revenir au premier. Mais, quel qu’il soit, je vous assure que la gogote est un endroit dont on n’a pas besoin de demander le chemin. On la trouve immédiatement, sauf si on a la chance d’être à ce moment enrhumé du cerveau. Remarquez bien que l’odeur dégagée par le pont d’un chalutier, en plein travail, est loin d’être négligeable, mais on s’y accoutume vite. Après avoir passé deux heures à bord, je ne sentais plus rien et il m’est arrivé de m’étonner, en rentrant à bord, du mouvement de recul qu’avaient les officiers restés à bord en respirant l’arôme qui s’exhalait de mes vêtements. Mais l’odeur de la gogote doit être plus rebelle à l’accoutumance.

             Restent maintenant les débris jetés sur le pont, intestins, têtes, épines dorsales. En général, on n’en fait rien et on balaie le tout à la mer. Pourtant, certains pêcheurs prétendent que les têtes tombées au fond éloignent le poisson et qu’il faut changer de parages quand le filet ramène des têtes. Quant à ce qui flotte, les oiseaux de mer s’en chargent. Chaque chalutier est suivi d’un nuage d’oiseaux : ce sont surtout des mouettes, plus grasses que celles des côtes de France, et pour cause. Ou des dadins, petits oiseaux de la famille des Godes  de la côte bretonne ; les pêcheurs les prennent parfois à l’hameçon, pour en faire une fricassée qu’ils déclarent excellente. 

             Il y a aussi les «sataniques», petits oiseaux élégants, ressemblant à des martinets, et qu’on voit filer très vite, sans battre des ailes, au ras des vagues, les jours de tempête ; ce sont, paraît-il, dans ceux-là que sont réincarnées les âmes des méchants capitaines qui se sont montrés trop durs pour leurs équipages. A en juger par leur nombre, il n’y a pas dû y avoir, jusqu’à maintenant, beaucoup de capitaines doux et indulgents.

 

 Source «L’Aventure et ses Terre-Neuvas» - C.F Blanchard Editions France-Empire - Photos Forum Boutmenteux et JC Marcadet

 

 

- Retour TERRE-NEUVAS - Retour Sommaire Chalutiers classiques -

 Copyright / Amicale des Anciens Marins du Commandant Bourdais  /  Contact et informations techniques : Webmaster