Travail du
poisson
Voici, sur le pont
d’un «chalutier classique»,
l’amoncellement de poissons que
l’on vient d’y déverser. Le tas
se trouve à tribord, grouillant
et oscillant au roulis.
Pendant que le
chalut est remis à la mer, des
hommes armés de longues piques,
trient les poissons. On rejette
à l’eau tout ce qui n’est pas
salable ou immédiatement
comestible. On considère comme
salables la morue et le flétan.
Quant à ceux qui sont
immédiatement comestibles, il
est difficile de les définir ;
cela dépend de la pêche des
jours précédents, de l’appétit
de l’équipage, de ses goûts;
parfois, on garde quelques
«balais» par exemple. Mais, au
Groenland, le saumon a toujours
des amateurs.


Une
fois tout cela éliminé, il reste
les morues. On les projette, par
le même procédé, dans les parcs
situés un peu plus près du
milieu du bateau et où se
tiennent les piqueurs. Si la
pêche ne donne pas beaucoup, on
l’abandonne ainsi, pendant une
bonne heure. Il est en effet
préférable que la morue meure et
saigne un peu. On n’a pas, au
bout des arêtes tranchées, de
petites gouttes de sang qui
nuisent légèrement à la
conservation et au goût du
poisson conservé. Si l’on n’a
pas le temps, on passe sur ce
petit détail et l’on tranche
tout de suite. Dans les parcs
se tient la ligne des piqueurs
(les Malouins disent piqueurs ;
les Fécampois disent
ébreuyeurs, je précise
bien, car certains auteurs
l’écrivent ébrayeur,
d’autres ebreyeur,
ou ébreuilleur …
alors …). Les
piqueurs,
donc, sont debout côte à côte
face à bâbord. Devant eux court
une grosse poutre de bois, à peu
près à la hauteur du ventre ;
elle est ornée, de leur côté, de
grosses pointes acérées, un peu
oblique vers le haut, et, de
l’autre côté, d’une gouttière où
coule sans cesse, de l’avant à
l’arrière, de l’eau de mer.
D’un geste précis, ils ramassent
une morue de la main gauche et
la fiche par la nuque (je ne
sais pas si j’ai le droit de
parler de la nuque d’un poisson,
mais je pense être compris, et
c’est cela qui importe) à une
des pointes. Ils tiennent de la
main droite un couteau bien
aiguisé ; de deux coups en
croix, ils tranchent la gorge,
en travers, à l’animal et lui
ouvrent le ventre en long. Ils
attrapent alors, de la main
gauche, les intestins. le foie,
etc., et les coupent d’un geste
précis. En même temps qu’ils
jettent l’intérieur du poisson
dans la gouttière d’eau
courante, d’un coup de poignet
ils font basculer par-dessus
celle-ci la morue, et la
suivante est déjà piquée à son
clou.
Il faut regarder avec soin pour
analyser les mouvements des
piqueurs, car ils travaillent
avec une précision et une
rapidité stupéfiantes.
A ce point de la «chaîne» de
travail, la morue est divisée en
deux parties : le corps et les
intestins. Voyons d’abord
ceux-ci. Entraînés par le
courant d’eau de mer, ils s’en
vont tomber dans un panier
rudimentaire, constitué par un
cerceau tenant ouvert un filet.
un homme les prend et arrache le
foie d’une main ferme. Le fois
est mis de côté, dans des
mannes, destinées à la
gogote, où nous les
retrouverons. Le reste est
négligemment jeté sur le pont.




Suivons
maintenant le corps de la morue.
Il est la proie des
décolleurs.
Ceux-ci sont debout, en face de
planches transversales posées de
champ. La hanche gauche appuyée
à cette planche, ils saisissent
le poisson, lui posent la nuque
(encore !) sur le bois et, en
deux coups de couteau, lui
coupent la tête. C’est la
«décollation» du Moyen Age qui a
donné son nom à des
professionnels. Ils coupent «en
pointe» de façon à perdre le
minimum de la chair de la tête.
En regardant les morues salées
dans les marchés, vous
distinguerez la trace de ces
deux coups de couteau et vous
jugerez la quantité appréciable
de poisson qu’on évite ainsi de
perdre. Simultanément, les
décolleurs font glisser le corps
du poisson sur une table
horizontale, un peu plus à
bâbord pendant que la tête prend
son vol, passe avec précision
par-dessus celles des trancheurs
et des laveurs et vient tomber à
bâbord contre la lisse. Parfois
même l’impulsion donnée la fait
continuer jusqu’à la mer.

Voici maintenant les vrais
professionnels du travail du
poisson : les
trancheurs.
Debout devant une table
horizontale, face à bâbord comme
les autres, ils sont armés d’un
couteau tranchant
comme un rasoir. Ils saisissent
la morue et la posent à plat
devant eux, la queue le plus
loin. D’un coup sec qui rappelle
le revers d’un joueur de
ping-pong, ils achèvent de la
couper jusqu’à la naissance de
la queue. Puis une entaille
longitudinale coupe toutes les
arêtes du côté gauche du poisson
au ras de l’épine dorsale. Un
autre coup en travers et
celle-ci est elle-même tranchée
net au ras de la queue. De
la main gauche,
le trancheur la saisit et
l’arrache, facilitant le
mouvement en coupant au fur et à
mesure les arêtes et la chair du
côté droit. De la main gauche,
il jette l’épine dorsale sur le
pont, tandis que de la droite il
fait glisser le poisson dans le
bac de lavage.
Au suivant.
C’est long à
décrire, mais très rapide à
faire. On voit les mains du
trancheur s’agiter très
lestement, le couteau passe au
ras des doigts. On s’attend à
tout moment à en voir des
morceaux voltiger en l’air. Mais
non, le mouvement continue,
précis et rapide, malgré le
roulis et le tangage ; en
quelques secondes à peine,
l’opération est terminée.
J’ai demandé par
quel apprentissage on formait
ces spécialistes. Aucun, ils se
forment eux mêmes. Quand la
pêche est médiocre, qu’il y a
des loisirs, un mousse ou un
piqueur se met devant une table
à trancher et commence à
travailler avec lenteur et
gaucherie d’abord, puis de plus
en plus vite. Un jour où un des
trancheurs est malade, ou bien
la pêche est très bonne, il est
mis à l’essai, à cette place. Il
s’y tient bien, le voilà
consacré. La campagne suivante,
sur ce même bateau, s’il y a une
vacance, ou sur un autre, c’est
à ce titre qu’il sera engagé,
avec l’augmentation
substantielle de «parts» de
pêche que cela comporte.
C’est
en général le travail des
trancheurs qui constitue le
goulot d’étranglement de la
chaîne du poisson, en période de
«piaule» c'est-à-dire de bonne
pêche. Il est important qu’ils
aillent vite. Il faut plusieurs
piqueurs pour alimenter un
trancheur. Tant qu’il tient,
cela marche. S’il est fatigué,
le
rendement tout entier diminue.
C’est dire la considération qui
s’attache à un bon trancheur.







Voila la morue aplatie, dans un
bac où coule sans cesse de l’eau
de mer. Sur les chalutiers
modernes, cette eau est
réchauffée de manière que les
laveurs
puissent sans trop de peine y
garder les mains à longueur de
journée. Ce sont les plus jeunes
du bord, mousses ou novices. Ils
sont armés d’un petit couteau
spécial curieusement appelé «couteau
à énocter» et grattent
les traces de sang qui peuvent
rester, achevant de nettoyer la
chair. Le poisson, maintenant
net et plat, est jeté dans de
grands paniers en fer ou en
vannerie et traîné sur le pont
jusqu’à une ouverture qui donne
directement sur la cale.


Un
homme l’Affaleur
«affale» dans
celle-ci de façon continue.
C’est une besogne qui ne demande
pas beaucoup de talent ni
d’intellectualité et n’importe
qui peut la remplir. C’est le b,
a, ba des Terre-Neuvas.

La cale est le repaire du
chef saleur
et de ses aides. C’est un
personnage important qui règne
sur la conservation du poisson.
Son spectre est une petite pelle
en bois.
Au
départ, la cale est à peu près
pleine de sel. On y creuse des
tranchées transversales et, au
fur à mesure qu’une morue
arrive, elle est frottée de ce
sel, posée sur la précédente en
alternant les queues, tantôt sur
l’avant, tantôt sur l’arrière,
et l’on recouvre, d’un geste
précis de la pelle, d’une petite
quantité de sel. C’est
précisément cette petite
quantité de sel qui est le point
crucial de l’opération : si l’on
en met trop, la morue sèche et
brûle : si l’on en met trop peu,
elle ne se conserve pas. Le chef
saleur doit donc décider d’abord
de la quantité à mettre. Cela
dépend avant tout de la qualité
de celui ci. Les sels sont très
différents, du point de vue de
la conservation, suivant leur
origine. Il n’est pas question
d’analyses chimiques bien
entendu. C’est au jugé que le
saleur apprécie, et il est rare
qu’il se trompe. Quand il a pris
sa décision, il ne lui reste
plus qu’à la réaliser, toujours
au jugé, ce qui n’est pas
facile.
La
tradition dit qu’un bon saleur,
s’il prend deux pelletées de sel
et les jette dans les deux
plateaux d’une balance,
maintient le fléau droit. Je ne
les ai pas vu faire,
personnellement, mais on m’a
assuré que c’était une
performance courante. Essayez.
Voilà la morue en
cale. Elle y restera jusqu’à
l’arrivée en France. Là, elle
passera entre les mains des
sécheurs.



Suivons maintenant un autre
circuit ; les foies ont été mis
à part, dans des paniers. On les
porte à la gogote, l’usine à
faire l’huile de foie de morue.
Elle se trouve, sur les
chalutiers, à l’arrière.
C’est le domaine de deux
personnes seulement, car il est
rare d’y voir pénétrer les
autres membres de l’équipage. La
première est le
gogotier,
qui a la charge de cette petite
usine, la deuxième est le chef
mécanicien. Il est en effet
directement intéressé à la
production d’huile de foie de
morue et s’occupe activement de
cette question.
Sur
les voiliers, autrefois, on
employait un procédé bien simple
: on laissait les foies en tas
se désagréger lentement et suer
leur huile. On obtenait ainsi un
liquide assez foncé, d’odeur
forte, et plus épais que celui
qui sort des appareils modernes.
Somme toute, un produit peu
encourageant d’aspect.
Maintenant, il y
a deux techniques : l’extraction
par la chaleur, étant
entendu que cette chaleur doit
être assez douce pour le pas
détruire les vitamines, et le
broyage suivi de centrifugation.
L’engouement dont les vitamines
ont été l’objet avait fait
préférer le deuxième procédé ;
il semble que l’on ait
maintenant tendance à revenir au
premier. Mais, quel qu’il soit,
je vous assure que la gogote est
un endroit dont on n’a pas
besoin de demander le chemin. On
la trouve immédiatement, sauf si
on a la chance d’être à ce
moment enrhumé du cerveau.
Remarquez bien que l’odeur
dégagée par le pont d’un
chalutier, en plein travail, est
loin d’être négligeable, mais on
s’y accoutume vite. Après avoir
passé deux heures à bord, je ne
sentais plus rien et il m’est
arrivé de m’étonner, en rentrant
à bord, du mouvement de recul
qu’avaient les officiers restés
à bord en respirant l’arôme qui
s’exhalait de mes vêtements.
Mais l’odeur de la gogote doit
être plus rebelle à
l’accoutumance.
Restent maintenant les débris
jetés sur le pont, intestins,
têtes, épines dorsales. En
général, on n’en fait rien et on
balaie le tout à la mer.
Pourtant, certains pêcheurs
prétendent que les têtes tombées
au fond éloignent le poisson et
qu’il faut changer de parages
quand le filet ramène des têtes.
Quant à ce qui flotte, les
oiseaux de mer s’en chargent.
Chaque chalutier est suivi d’un
nuage d’oiseaux : ce sont
surtout des mouettes, plus
grasses que celles des côtes de
France, et pour cause. Ou des
dadins, petits oiseaux de la
famille des Godes de la côte
bretonne ; les pêcheurs les
prennent parfois à l’hameçon,
pour en faire une fricassée
qu’ils déclarent excellente.
Il
y a aussi les «sataniques»,
petits oiseaux élégants,
ressemblant à des martinets, et
qu’on voit filer très vite, sans
battre des ailes, au ras des
vagues, les jours de tempête ;
ce sont, paraît-il, dans ceux-là
que sont réincarnées les âmes
des méchants capitaines qui se
sont montrés trop durs pour
leurs équipages. A en juger par
leur nombre, il n’y a pas dû y
avoir, jusqu’à maintenant,
beaucoup de capitaines doux et
indulgents.
Source
«L’Aventure et ses Terre-Neuvas»
- C.F Blanchard Editions
France-Empire - Photos Forum
Boutmenteux et JC Marcadet |